Ce matin, nous suivons la troupe de canadiens dans leur travail. Il vont aller faire une cuisine chez une dame. C’est une cuisine à base de brique en terre et en paille. Quand nous sommes arrivées sur le projet il y a deux semaines, ils étaient en train de les faire justement. Les canadiens font durant une semaine, 5 cuisines chez 5 personnes très défavorisées du village. Souvent, les familles font brûler du bois chez elle pour faire cuire quelque chose dessus, mais sans cheminée. Alors elles sont complètement enfumées. Le travail ce matin là est très physique car les canadiens doivent transporter ces lourdes briques à la force des bras durant une centaine de mètres, jusqu’à la maison puis construire la cuisine. Enfin, avec Elodie, ce n’est pas trop dur car on est là pour filmer leur travail… On est juste un peu enquiquinante des fois à être dans le passage sans s’en rendre compte.

(Les canadiens au travail dans la cuisine)

Pour nous rendre dans cette maison, nous nous infiltrons dans une sorte de couloir, le sol est en terre, nous sommes dehors, ça descend, sur la gauche c’est le mur du voisin, sur la droite ce sont des vieilles dépendances avec du bazar à l’intérieur. J’ignore à qui cela appartient. Au bout de ce couloir, nous découvrons comme deux dépendances en bois, en piteuse état, ainsi qu’une basse-cour.Quand je suis arrivée là, à ce moment précis, je n’avais pas bien compris qu’en fait, nous étions arrivés à l’espace d’habitation d’Aurora… une femme de 78 ans. C’est plus tard que je me suis rendue compte que nous sommes déjà chez elle. Nous allons passer la matinée dans la deuxième dépendance, toute petite, car c’est ici que la cuisine va être construite. Impossible d’être plus de 5 à l’intérieur. Ici, c’est très sombre, très poussiéreux et on se fait manger par les bestioles. Les poules, les poussins, les chiens se baladent ici aussi, un peu partout…

(L’entrée de chez Aurora)

(Aurora)

Nous découvrons plus tard la deuxième pièce de cette dame, c’est sa « maison ». Elle vit entre 4 « murs » faits de matériaux de récupération : tôle, bois, ficelles, bâches… C’est dramatique. D’autant plus que c’est très petit. Elle n’a pas de meuble, mis à part deux tables et des chaises. Tous ses biens, pour le peu qu’elle a, sont rangés dans des grand sacs, dans des seaux, dans des paniers. Le sol est encore une fois en terre. C’est tout aussi poussiéreux ici. On apprends au fur et à mesure beaucoup de choses, qu’elle répète, comme si elle était en boucle. Comme si son esprit avait l’habitude de raconter son histoire, comme si elle n’était pas entendu mais je n’ai pas le sentiment qu’elle en veuille aux autres.

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(Aurora discutant avec Elodie dans la première dépendance, là où il y aura la future cuisine)

Son témoignage est bouleversant. Elle a eu 4 enfants, dont une fille qui est décédée. Ils sont très pauvres aussi, ne viennent pas la voir, elle nous répète qu’elle est seule et abandonnée. Elle a aussi de gros problèmes de santé. Pour vivre, elle passe ses journée à travailler. Elle se lève, elle commence par laver son « logement » car il est très poussiéreux, elle nettoie aussi l’espace de sa basse cour, elle va faucher la luzerne pour ses animaux… etc. Quand elle peut avoir de l’eau, elle en profite pour laver ses vêtements. Elle survit. Elle n’a pas d’électricité, pas de lumière, pas encore de cuisine. Avec Elodie, nous nous faisons la remarque qu’il n’y a pas de lit chez elle. Elle nous explique qu’elle étends des peaux de bêtes sur le sol et elle dort dessus. Vu qu’elle n’a pas assez de place, elle les enlève le matin. Cela fait aussi 5 jours qu’elle n’a plus d’eau. Plus elle parle, plus elle explique ses conditions de vie, plus nous nous décomposons. C’est atroce de voir tout ça, sous nos yeux, et de l’entendre nous le raconter.

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(Aurora dans sa maison. De la taule en guise de mur, des seaux et des paniers en guise de rangement. Elle dort par terre, dans l’espace que l’on voit au sol sur la photo)

On est ressortis de chez elle, on était comme abattus, choqués. Après cette discussion avec cette dame, je me suis laissée envahir à la fois par une profonde tristesse mais aussi par un sentiment de culpabilité. J’ai d’un coup rapporté sa vie à la mienne. Pour nous c’est acquis, normal, d’avoir une vie comme la nôtre. On a tout le confort du monde sans même parfois l’apprécier à sa juste valeur. La première phrase qui m’est venue à l’esprit en sortant de chez elle c’est « on a tout, elle a rien ». C’est une sorte d’injustice de la nature auquel on ne peut rien faire. Elle est né au Pérou dans un milieu défavorisé et je suis née en France. Pourquoi j’ai eu cette chance là et pas elle ?

On a un vrai toit, on a 4 murs en durs, isolés, au sol on a du carrelage, du parquet, on a l’eau courante et POTABLE dès le robinet, on a la douche, le chauffage…on ne s’en rend plus compte comme si cela nous était dû. Alors qu’on ne le mérite pas plus que les 2 milliards de personnes pauvres dans le monde qui en rêverait.

Bien sûr, avant de venir j’étais consciente qu’un tiers de la planète vit dans des conditions déplorables. J’ai d’ailleurs choisi ce projet pour le voir de mes propres yeux, prendre conscience que nos conditions de vie chez nous sont loin d’être universelles. J’ai voulu voir la réalité, ne pas me renfermer dans notre cocon confortable en me mettant des œillères. C’était un besoin personnelle d’y aller et de voir notre monde tel qu’il est. Mais d’y être vraiment confrontée, de vivre ce moment, de lire et d’entendre le désarrois de cette dame très âgée, c’est plus qu’une claque que je me prends.

Et enfin, une évidence chez nous ne l’est pas ici… Aurora a 78 ans, et elle n’a probablement jamais dormi dans un vrai lit. Je dors depuis 28 ans dans un lit douillet sans m’être vraiment dit que ça aurait pu être différent.

Nous sommes ensuite rentrés à l’hôtel tous les trois. J’entre dans ma chambre, je m’en veux d’avoir été agacée d’être pleine de poussière, et d’avoir été mangé par les bestioles chez elle. Cet hôtel qui à mes yeux était basique, me parait bien luxueux d’un coup. Je m’en vais prendre ma douche tout en continuant à me demander pourquoi moi j’ai le droit de la prendre si facilement et pas elle.. c’est bien dur de se faire une raison. Quel drôle de monde, quelle drôle de vie.

Pour la première fois ce soir là et la nuit qui a suivi, il pleut des cordes. Nous pensons avec Elodie à cette dame qui doit à ce moment même être envahie par l’eau dans sa maison. Triste vie, triste quotidien, triste destin.